Après plus d’un demi-siècle de déchirements fratricides
ou de luttes démocratiques sans réelle solution pour une alternance pacifique,
les politiques togolais semblent montrer leurs limites quant à leur aptitude à
trouver une solution concertée pour le bien de cette nation. Ainsi, après plus
de cinquante années de traversée du désert, il faille que l’on convoque l’intelligentsia
togolaise pour une issue réussie à l’interminable crise politique au Togo.
Seulement, le silence de ces intellectuels devant tant de misères et
d’atrocités les rend aussi responsables du Togo présent. Que faire ?
Dans
son ouvrage La République, Platon, l’autre
disciple de Socrate et l’un des créateurs de la philosophie morale,
écrivait : « Il faudrait pour le bonheur des Etats que les philosophes
fussent rois ou que les rois fussent philosophes ». Cette image réductrice au prestige du
philosophe dans la cité, renvoie le message du rôle ô combien important que doit
jouer tout intellectuel dans la société.
En
effet, dans sa conception du bien-être des nations que sous un philosophe,
Platon tente implicitement d’expliquer que les maux de la cité ne parviendront
à leur fin lorsque les érudits tiendront les rênes du pouvoir. Même si elle reste
discutable, cette conception platonique conserve toute son évidence de ce qu’un
"intellectuel" dans toute sa dimension est mieux coté sous les
prismes des "gens de lumière" qui peuvent facilement influencer la
conscience et l’opinion publiques, aussi parce qu’ils ont cette potentialité de
bien manœuvrer dans les transformations politiques et sociales. Selon l’écrivain
kurde Hama Hassan : « L’intellectuel est une personne courageuse, à travers ses
analyses et le rejet de la réalité, il tente de faire des changements dans la
société. Il croit au dialogue et à l’existence de la différence, et sait qu’il
peut produire des idées (sacrées), c’est pourquoi chez lui l’Homme est plus
sacré que telle ou telle idée ». C’est dire que l’intellectuel est
celui qui dispose d’une forme d’autorité puisqu’il a la possibilité d’influencer
facilement les masses.
Dans
son essai, La France sous influence,
le journaliste français Thierry Wolton affirmait que pendant un quart de
siècle, la France a davantage subi l'influence soviétique que les autres
démocraties occidentales. De 1945 jusqu’aux années 1970, cette influence a
reposé sur la fascination d’une partie des intellectuels français pour l’Est,
et sur un parti communiste aux ordres de Moscou. Mais surtout, Moscou a trouvé
en France un terrain plus favorable qu’ailleurs pour ses "opérations
d'influence" en jouant sur la crainte des dirigeants de la puissance
allemande et sur la volonté française de s’émanciper de l’influence américaine.
C’est
croire que toute société demeure influençable par les intellectuels. C’est
pourquoi, à l’ouverture du Forum Citoyen tenu les 15 et 16 Mars derniers à
Lomé, le Prof. David Dosseh du Mouvement des "Forces vives Espérance pour
le Togo" s’est adressé aux universitaires et aux intellectuels en ces
termes : « Vous faites partie de l’élite de la nation, de la crème. Dans
les universités, nous sommes plus d’un millier de diplômés en droit, en
lettres, en économie etc. Mais où est cette lumière que nous devons apporter à
la communauté, chacun dans son domaine ? Sommes-nous uniquement enclins à
dominer nos étudiants dans nos amphithéâtres puis à raser les murs piteusement
quand des questions importantes touchent la cité ? Combien
d’universitaires ont osé se prononcer sur ce qui s’est passé en 2005 et qui
restera à jamais une tare togolaise ? Mais ces mêmes universitaires
organisent des colloques pour fanfaronner sur la rétroactivité ou la non-rétroactivité
d’une loi obscurcissant encore davantage nos esprits. Ce n’est pas une insulte.
C’est un amer constat et si mes propos vous ont blessé veuillez me le
pardonner… car tout ce que je dis, je le dis pour le Togo ».
Dans
son argumentaire, il a cité l’Algérie où les avocats en robe noire ont
manifesté aux côtés du peuple pour défendre leur nation contre l’inacceptable.
Au Bénin, les universitaires en toge ont manifesté et fait un sit-in devant les
locaux du ministère de l’enseignement supérieur pour refuser l’inacceptable. En
Côte d’Ivoire, c’est aussi en toge que les universitaires sont sortis pour
refuser l’inacceptable. « Et au Togo ? Où sont les
universitaires ? Où sont les intellectuels ? Soyons des professeurs
d’universités qui osent professer en public et ne soyons pas simplement comme
des instituteurs à l’université. Tout ce que je dis, c’est pour le Togo »,
conclut-il.
Aujourd’hui,
le Togo dispose de trois catégories d’intellectuels. D’abord, il y a ceux qui
sont attirés par le gain facile et restent dans les bonnes grâces du régime
togolais en contrepartie de leur matière grise qu’ils mettent au service d’un pouvoir
pourtant vomi par une majeure partie des Togolais. L’emploi du "gain
facile" n’est ni gratuit ni fortuit, car cette première catégorie
d’intellectuels n’a véritablement pas besoin du pouvoir de Lomé 2 pour éclore son
talent. S’ils sont refusés au Togo, ils ont de la matière pour se vendre plus
cher ailleurs. Le Prof. Kako Nubukpo a été éjecté du gouvernement à cause de
ses prises de position contre le Francs CFA. Il a même été « renvoyé »
de la Francophonie sous conspiration des pères de la Françafrique. Mais
aujourd’hui, ce jeune professeur togolais fait la fierté de la génération consciente
du continent africain qui se reconnait dans sa vision et dans sa lutte pour l’émancipation
des peuples et surtout, son engagement pour que la zone franc sorte de la
servitude monétaire.
La
deuxième catégorie d’intellectuels, reste ceux qui nourrissent le rêve du
changement mais vivent dans une totale indifférence sous prétexte qu’ils
protègent leur pain et leur gain. Ils n’ont aucun esprit patriotique et, bien
que la plupart vivent dans l’opulence, ils ne manifestent aucun amour pour le
Togo et pour le peuple. Plusieurs sont dans les affaires, mais préfèrent ne
rien faire. « …vous avez besoin de travailler et nous savons que ceux qui
défient ce pouvoir n’auront plus de marché, plus de chantiers. Vous voulez le
changement pour le bonheur de la cité et un meilleur environnement des affaires
certes, mais ne vous contentez pas d’observer les acteurs et de vilipender ceux
qui essaient sans grands moyens de faire face à ce pouvoir qui lui dispose de
tous les moyens d’État. Je vous en conjure, ayez au moins le courage de
soutenir l’action en étant l’arrière garde, » a déclaré le Prof. Dosseh.
Mais, aussi longtemps qu’ils resteront dans l’indifférence, ils n’auront jamais
la paix du cœur du fait de la misère qu’ils croisent au quotidien dans la cité,
à moins qu’ils aient une conscience morte.
La
troisième et dernière catégorie d’intellectuels est ceux qui, nuit et jour, se
font entendre sur les sujets brûlants de la cité. Ils vont souvent au front
nonobstant les risques encourus et autres menaces subies. Ils proposent des
pistes de sortie de crise et discutent sur les affaires d’Etat. Certes
minoritaires, ils sont généreux et heureux de contribuer à l’œuvre de paix
commune. Téméraires, ce sont des sentinelles de la République. La nation saura
leur rendre témoignage. Mais comment comprendre la passivité des autres dans un
pays qui est devenu la risée du continent ? Qu’est-ce qui peut justifier
le silence de M. Edem Kodjo, Me Alexis Aquéreburu, Me Martial Akakpo, M. José
Syménouh, Dame Awa Nana… dans ce vernis de démocratie ? Pourquoi
n’osent-ils appeler l’hydre par son nom ? Où sont-ils, ces intellectuels
togolais ?
Au
demeurant, « je ne peux pas dire qu’un cadre politique est un intellectuel.
Ce n’est pas parce qu’il travaille dans un établissement moderne, qu’il est un
intellectuel. Je ne peux pas dire qu’un ingénieur qui fait des routes ou un
homme religieux qui dirige la prière est un intellectuel. Je ne peux pas dire à
un magistrat qui juge ou à un enseignant de lycée ou d’université qui donne des
cours, à un homme politique qui fait des discours ou qui donne des directions
que je les considère comme des intellectuels. Il faut que les magistrats, les
ingénieurs, les hommes religieux et les professeurs d’université aient leur
propre culture, et leur propre élite, ils doivent courageusement penser aux
changements ».
Cette
réflexion de Bakhtiar Ali, écrivain kurde, édifie tout le monde. Chacun devrait
s’en inspirer.
Sylvestre BENI
TOGO : Curieux silence des intellectuels
